Monuments et commémorations
D’emblée, la Grande Guerre fut un enjeu de mémoire important tant pour les populations que pour les Etats engagés dans cet interminable conflit. Car, aux yeux des populations belligérantes, c’est leur existence même qu’il s’agissait de défendre. La Patrie ainsi sacralisée méritait donc tous les sacrifices et les sacrifices consentis glorifiaient cette Patrie héroïquement défendue par ses enfants… Au total, cet imaginaire de guerre permit aux différents belligérants de donner un sens aux souffrances endurées, à la mort de masse et à la guerre elle-même, pendant le conflit bien sûr, mais aussi après. Dans l’immédiat après-guerre, en effet, on passe du consentement à la guerre au consentement à la mémoire de guerre. Toutefois, durant tout l’entre-deux-guerres, voire au-delà, les mémoires de guerre vont évoluer de façon parfois contradictoire, être utilisées à des fins multiples et peser sur le cours des histoires nationales.
La mémoire de guerre qui triomphe au lendemain de l’armistice s’enracine directement dans les cultures de guerre. Car on ne sort pas de quatre années de guerre comme d’un simple cauchemar. D’autant moins qu’au sortir de ce premier conflit mondial les séquelles de l’effort de guerre sont importantes et les plaies, béantes. Pour faire face aux deuils et aux souffrances accumulées, à la vie chère et aux reconstructions, il était nécessaire de maintenir le sens de la guerre : au nom de la Patrie, des héros étaient tombés au champ d’honneur, mais ils resteraient vivants dans les mémoires ; au nom de la Civilisation, on avait lutté contre la Barbarie, mais l’ennemi exécré payerait tout le mal commis. Ainsi, les morts méritaient l’éternité du souvenir, tandis que les sacrifices consentis exigeaient réparation.
Or, cette mémoire de guerre ne fut pas seulement orchestrée par les tenants de la mémoire officielle, elle fut également partagée par l’ensemble des sociétés concernées. Au moment où l’on fête le retour des combattants, jamais les morts n’ont fait sentir aussi cruellement leur absence. Que la victoire soit proclamée par les uns et que la défaite soit niée par les autres, l’épreuve du deuil est incontestablement la dimension la plus largement partagée dans cet immédiat après-guerre. Ainsi, même les grandes fêtes nationales de la Victoire hésitent entre la joie et le deuil. En Belgique, dès le 22 novembre 1918, la Joyeuse Rentrée du roi Albert à la tête de ses troupes symbolise la fin de la guerre pour le peuple belge. Au palais de la Nation, le roi prononce un Discours du Trône dans lequel il rend hommage à son armée et aux soldats morts au champ d’honneur, mais aussi aux civils morts pour la patrie devant le peloton d’exécution, en déportation ou lors des massacres d’août 1914. Solennellement, donc, la plus prestigieuse autorité du pays affirmait l’héroïsme et le martyre de la Belgique, reconnaissait les deuils et les ruines, et proclamait sa foi en l’avenir. Ainsi, ce jour de fête fut teinté de tristesse. Quelques mois plus tard, en juillet 1919, à Paris et à Londres, les défilés de la Victoire laissent, eux aussi, une place majeure à l’expression du deuil. À Paris, un gigantesque cénotaphe fut dressé au pied de l’Arc de Triomphe et fut veillé toute la nuit qui précéda le défilé : avant de fêter la gloire de l’armée française, il convenait d’évoquer les morts. Le 14 juillet, le défilé lui-même fut ouvert par mille mutilés : avant d’entrer dans la joie de la victoire, il convenait de rappeler les sacrifices consentis pour le triomphe de la France. De même, à Londres, le 19 juillet, lors de la « Parade de la Victoire », c’est le tombeau vide des absents que la foule entoure avec le plus de ferveur. Ici, encore, la gloire des vivants se tient à l’ombre des morts.
En fait, chez tous les belligérants, le héros parmi les héros, celui dont la gloire est indépassable, c’est le soldat mort incarné par le Soldat Inconnu. Les funérailles nationales d’un soldat non-identifié, cette invention commémorative de la Première Guerre mondiale, se veulent une réponse à la violence de la guerre industrielle, à la mort de masse, à l’absence des corps : l’anonymat garantit l’égalité de tous les héros et doit permettre le deuil de chacun. Elles sont célébrées dans toutes les capitales, à l’exception de Berlin et de Moscou. En 1920, les premières cérémonies ont lieu à Paris et à Londres. Bruxelles attendra 1922. Partout, les cérémonies se déroulent selon un rituel assez semblable et toujours grandiose.
Toutefois, le culte des morts ne s’arrête pas là. L’ampleur du mouvement commémoratif qui s’empare de l’Europe, et même au-delà, montre combien il fut difficile d’apaiser la douleur de ces sociétés en deuil. Sur les champs de batailles, des portions de sol ont été nationalisées et réservées au souvenir des vaincus comme des vainqueurs, conformément à l’article 225 du traité de Versailles. Ce sont les grands cimetières militaires, avec leurs agencements parfaits : la beauté de la nature y apprivoise la mort et en cache l’horreur. Sous la pression des familles, tous les belligérants (à l’exception de la Grande-Bretagne) optèrent pour le rapatriement des corps identifiés dans leur commune d’origine. L’identification des corps devint, dès la fin de la guerre, une véritable obsession ; obsession d’autant plus forte que la réalité de la Grande Guerre, avec ses corps déchiquetés, morcelés ou disparus, rendait les deuils plus difficiles encore. Mais en définitive, malgré les efforts déployer par les Etats, la plupart des corps ne purent être identifiés et furent rassemblés dans de grands ossuaires, comme celui de Douaumont à Verdun.
Les monuments locaux opèrent la relation inverse, puisqu’ils rapatrient la mémoire de chaque mort – à défaut de son corps – dans les communes d’origine, auprès des familles. Ils font pénétrer la guerre jusque dans les territoires épargnés par la réalité des combats, comme en Australie ou au Canada. Et cela, en un temps record : la plupart de ces monuments, voulus par les communes et bien souvent payés par elles, datent de la première moitié des années ‘20. En fait, plus que les cimetières militaires, ces innombrables monuments aux morts témoignent de l’omniprésence des morts dans la vie des populations. À travers une esthétique traditionnelle où les motifs chrétiens et classiques dominent, ils disent au plus près le désarroi et le deuil, la reconnaissance et la foi patriotique qui traversent les communautés locales. Ils disent aussi la peur de l’oubli. D’où la nécessité de choisir un emplacement bien visible pour cette mémoire de pierre, des lieux où se vivent le plus fréquemment les activités sociales, des endroits symboliques. Ainsi, les places publiques, les abords des églises et des mairies, l’entrée des écoles ont vu se dresser obélisques, simples stèles, voire monuments à statuaire. En Grande-Bretagne, des bâtiments d’utilité publique sont dédiés à la mémoire des morts. Tandis qu’en Allemagne, les « bois des héros » convoquent la nature pour dire l’éternité du souvenir. Car ces monuments ne sont pas des cris d’indignation ou de protestation contre la guerre (les monuments pacifistes sont rares et tardifs), mais bien une affirmation de sens arrachée à l’absurdité de la mort de masse, une légitimation des souffrances endurées et des sacrifices consentis, un cri de triomphe mêlé de douleur : « morts pour la Patrie » ! Il s’agit d’affirmer l’héroïsme, non pas de tous les combattants comme avec le Soldat Inconnu, mais bien de chaque soldat à travers l’inscription de son nom sur le monument. L’important n’est donc pas de rappeler l’horreur avec la plus grande exactitude, mais bien d’honorer les morts en les transformant en héros : soldats figés dans une attitude de bravoure, soldats veillant l’horizon ou soldats mourant sans blessure ni souffrance dans les bras de la Patrie ou du Christ, la violence et la mort sont clairement aseptisées. La glorification du combattant donne un sens à sa mort : le sacrifice librement consenti pour la Patrie et son avenir, c’est-à-dire les vivants qui lui doivent reconnaissance. Et cette Patrie nouvelle, impassible comme l’éternité, est elle-même glorifiée par ses enfants morts en héros. Notons que si partout le soldat tient la première place, les civils de l’arrière sont également honorés en France surtout, mais aussi en Allemagne, en Italie ou en Bohème. En outre, la reconnaissance des vivants est le corollaire obligé de l’héroïsation des morts. C’est pourquoi on trouve, sculptés dans la pierre, des enfants déposant des couronnes de lauriers et que, chaque année, les écoles défilent solennellement devant le monument aux morts de leur commune. Par ailleurs, dans des pays comme la Belgique où l’importance du martyre est primordiale, la figure du soldat partage l’espace mémoriel avec celle du fusillé et du déporté. D’ailleurs, les patriotes belges fusillés par l’occupant recevront, dès 1919, des funérailles nationales dignes de véritables chefs d’Etat, alors que le Soldat Inconnu devra attendre 1922. Il n’y a donc pas, comme en France, de déni de mémoire à l’égard des souffrances subies par les civils en pays occupé. Cela dit, partout, le soldat mort reste le héros par excellence et la patrie, le sens même de cette Grande Guerre. D’ailleurs, les anciens combattants, les veuves et les orphelins revendiquent la reconnaissance des sacrifices consentis pour la Patrie et l’héroïsme qui y est lié : regroupés dans diverses associations dont l’ancrage local est important, ils jouent un rôle majeur dans les commémorations organisées autour de ces monuments.
Avec la signature du pacte de Locarno, en 1925, on entre dans une période de pacification des esprits, perceptible au plan international : le langage adopté par des hommes politiques tels que Briand, Chamberlain ou Stresemann, témoigne d’une réelle volonté d’apaisement qui passe par transformation des « cultures de guerre ». Par ailleurs, toute une littérature combattante, ainsi que des travaux dénonçant la propagande de guerre vont faire de 14-18 le symbole même de l’absurde. En une inversion presque totale des représentations de guerre lors du conflit, on se met à dénoncer la guerre comme une ignoble boucherie broyant la vie de millions de jeunes soldats et la propagande de guerre comme un gigantesque mensonge destiné à manipuler les sociétés belligérantes. Désormais, les sacrifices pour la Patrie et la haine de l’ennemi s’effacent devant les souffrances communes consenties pour mettre fin à toute guerre. Le soldat n’est plus ce guerrier conscient de défendre une cause sacrée contre l’infamie, mais une victime héroïque qui participe à l’avènement d’un monde sans guerre : la Grande Guerre n’est plus que la « Der des Der ». Certains soldats, les fusillés pour l’exemple, qui avaient été exclus de la mémoire pourront alors être réhabilités. Tandis que les atrocités de guerre comme les responsabilités nationales sont passées sous silence. Au total, si la démobilisation culturelle reste superficielle, malgré les efforts des politiques et des mouvements pacifistes, le sens de la guerre sera profondément transformé et les mémoires, fragmentées.
Dès lors, les souvenirs de 1914-1918 joueront un rôle ambigu, voire contradictoire, dans la Seconde Guerre mondiale. Il est clair que l’exode massif des populations belges et françaises en mai 1940 s’enracine dans la mémoire des massacres d’août 1914. Il est également clair que les dénonciations des exagérations de la propagande de guerre durant l’entre-deux-guerres a permis de semer le doute dans les populations occupées du second conflit mondial et de briser ainsi tout consentement de ces sociétés à la guerre. D’ailleurs, les mouvements collaborationnistes utiliseront cette mémoire de la guerre absurde et vaine pour justifier leurs positions: le maréchal Pétain, par exemple, ne fait-il pas tout pour éviter les souffrances inutiles et bâtir le monde nouveau rêvé par ceux de 1914-1918 ? Mais, à l’inverse, nombre de résistants de la Deuxième Guerre mondiale se réclament de la mémoire des héros de la Première Guerre dont ils se veulent les dignes héritiers. En témoignent, par exemple, l’importance de ce thème dans la presse clandestine française ou belge, ainsi que l’engagement d’anciens combattants et de leurs enfants dans la résistance : il s’agit, à nouveau, de défendre la patrie piétinée par un ennemi irrémédiablement mauvais. Ainsi, à la figure du maréchal Pétain, s’oppose celle du général De Gaulle. Au lendemain de la guerre, les résistants des pays d’Europe occidentale seront héroïsés dans la foulée de leurs glorieux prédécesseurs et les monuments aux morts de 1914-1918 serviront bien souvent à perpétuer le souvenir des morts de 1939-1945.
La Première Guerre mondiale a donc offert les cadres mémoriels qui serviront – dans un premier temps, du moins – pour la suivante. D’ailleurs, l’expérience particulière de la Seconde Guerre mondiale peine tout d’abord à trouver ses propres expressions mémorielles : les monuments abstraits à la mémoire de la Résistance et des Victimes de la guerre témoignent autant de la difficulté à dire l’innommable que de la volonté d’en garder la mémoire. Toutefois, incontestablement, le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale finira par occulter le souvenir et la signification de la précédente : désormais, nul ne peut plus ignorer que 1914-1918 ne fut pas la « Der des Der »…
La mémoire de guerre qui triomphe au lendemain de l’armistice s’enracine directement dans les cultures de guerre. Car on ne sort pas de quatre années de guerre comme d’un simple cauchemar. D’autant moins qu’au sortir de ce premier conflit mondial les séquelles de l’effort de guerre sont importantes et les plaies, béantes. Pour faire face aux deuils et aux souffrances accumulées, à la vie chère et aux reconstructions, il était nécessaire de maintenir le sens de la guerre : au nom de la Patrie, des héros étaient tombés au champ d’honneur, mais ils resteraient vivants dans les mémoires ; au nom de la Civilisation, on avait lutté contre la Barbarie, mais l’ennemi exécré payerait tout le mal commis. Ainsi, les morts méritaient l’éternité du souvenir, tandis que les sacrifices consentis exigeaient réparation.
Or, cette mémoire de guerre ne fut pas seulement orchestrée par les tenants de la mémoire officielle, elle fut également partagée par l’ensemble des sociétés concernées. Au moment où l’on fête le retour des combattants, jamais les morts n’ont fait sentir aussi cruellement leur absence. Que la victoire soit proclamée par les uns et que la défaite soit niée par les autres, l’épreuve du deuil est incontestablement la dimension la plus largement partagée dans cet immédiat après-guerre. Ainsi, même les grandes fêtes nationales de la Victoire hésitent entre la joie et le deuil. En Belgique, dès le 22 novembre 1918, la Joyeuse Rentrée du roi Albert à la tête de ses troupes symbolise la fin de la guerre pour le peuple belge. Au palais de la Nation, le roi prononce un Discours du Trône dans lequel il rend hommage à son armée et aux soldats morts au champ d’honneur, mais aussi aux civils morts pour la patrie devant le peloton d’exécution, en déportation ou lors des massacres d’août 1914. Solennellement, donc, la plus prestigieuse autorité du pays affirmait l’héroïsme et le martyre de la Belgique, reconnaissait les deuils et les ruines, et proclamait sa foi en l’avenir. Ainsi, ce jour de fête fut teinté de tristesse. Quelques mois plus tard, en juillet 1919, à Paris et à Londres, les défilés de la Victoire laissent, eux aussi, une place majeure à l’expression du deuil. À Paris, un gigantesque cénotaphe fut dressé au pied de l’Arc de Triomphe et fut veillé toute la nuit qui précéda le défilé : avant de fêter la gloire de l’armée française, il convenait d’évoquer les morts. Le 14 juillet, le défilé lui-même fut ouvert par mille mutilés : avant d’entrer dans la joie de la victoire, il convenait de rappeler les sacrifices consentis pour le triomphe de la France. De même, à Londres, le 19 juillet, lors de la « Parade de la Victoire », c’est le tombeau vide des absents que la foule entoure avec le plus de ferveur. Ici, encore, la gloire des vivants se tient à l’ombre des morts.
En fait, chez tous les belligérants, le héros parmi les héros, celui dont la gloire est indépassable, c’est le soldat mort incarné par le Soldat Inconnu. Les funérailles nationales d’un soldat non-identifié, cette invention commémorative de la Première Guerre mondiale, se veulent une réponse à la violence de la guerre industrielle, à la mort de masse, à l’absence des corps : l’anonymat garantit l’égalité de tous les héros et doit permettre le deuil de chacun. Elles sont célébrées dans toutes les capitales, à l’exception de Berlin et de Moscou. En 1920, les premières cérémonies ont lieu à Paris et à Londres. Bruxelles attendra 1922. Partout, les cérémonies se déroulent selon un rituel assez semblable et toujours grandiose.
Toutefois, le culte des morts ne s’arrête pas là. L’ampleur du mouvement commémoratif qui s’empare de l’Europe, et même au-delà, montre combien il fut difficile d’apaiser la douleur de ces sociétés en deuil. Sur les champs de batailles, des portions de sol ont été nationalisées et réservées au souvenir des vaincus comme des vainqueurs, conformément à l’article 225 du traité de Versailles. Ce sont les grands cimetières militaires, avec leurs agencements parfaits : la beauté de la nature y apprivoise la mort et en cache l’horreur. Sous la pression des familles, tous les belligérants (à l’exception de la Grande-Bretagne) optèrent pour le rapatriement des corps identifiés dans leur commune d’origine. L’identification des corps devint, dès la fin de la guerre, une véritable obsession ; obsession d’autant plus forte que la réalité de la Grande Guerre, avec ses corps déchiquetés, morcelés ou disparus, rendait les deuils plus difficiles encore. Mais en définitive, malgré les efforts déployer par les Etats, la plupart des corps ne purent être identifiés et furent rassemblés dans de grands ossuaires, comme celui de Douaumont à Verdun.
Les monuments locaux opèrent la relation inverse, puisqu’ils rapatrient la mémoire de chaque mort – à défaut de son corps – dans les communes d’origine, auprès des familles. Ils font pénétrer la guerre jusque dans les territoires épargnés par la réalité des combats, comme en Australie ou au Canada. Et cela, en un temps record : la plupart de ces monuments, voulus par les communes et bien souvent payés par elles, datent de la première moitié des années ‘20. En fait, plus que les cimetières militaires, ces innombrables monuments aux morts témoignent de l’omniprésence des morts dans la vie des populations. À travers une esthétique traditionnelle où les motifs chrétiens et classiques dominent, ils disent au plus près le désarroi et le deuil, la reconnaissance et la foi patriotique qui traversent les communautés locales. Ils disent aussi la peur de l’oubli. D’où la nécessité de choisir un emplacement bien visible pour cette mémoire de pierre, des lieux où se vivent le plus fréquemment les activités sociales, des endroits symboliques. Ainsi, les places publiques, les abords des églises et des mairies, l’entrée des écoles ont vu se dresser obélisques, simples stèles, voire monuments à statuaire. En Grande-Bretagne, des bâtiments d’utilité publique sont dédiés à la mémoire des morts. Tandis qu’en Allemagne, les « bois des héros » convoquent la nature pour dire l’éternité du souvenir. Car ces monuments ne sont pas des cris d’indignation ou de protestation contre la guerre (les monuments pacifistes sont rares et tardifs), mais bien une affirmation de sens arrachée à l’absurdité de la mort de masse, une légitimation des souffrances endurées et des sacrifices consentis, un cri de triomphe mêlé de douleur : « morts pour la Patrie » ! Il s’agit d’affirmer l’héroïsme, non pas de tous les combattants comme avec le Soldat Inconnu, mais bien de chaque soldat à travers l’inscription de son nom sur le monument. L’important n’est donc pas de rappeler l’horreur avec la plus grande exactitude, mais bien d’honorer les morts en les transformant en héros : soldats figés dans une attitude de bravoure, soldats veillant l’horizon ou soldats mourant sans blessure ni souffrance dans les bras de la Patrie ou du Christ, la violence et la mort sont clairement aseptisées. La glorification du combattant donne un sens à sa mort : le sacrifice librement consenti pour la Patrie et son avenir, c’est-à-dire les vivants qui lui doivent reconnaissance. Et cette Patrie nouvelle, impassible comme l’éternité, est elle-même glorifiée par ses enfants morts en héros. Notons que si partout le soldat tient la première place, les civils de l’arrière sont également honorés en France surtout, mais aussi en Allemagne, en Italie ou en Bohème. En outre, la reconnaissance des vivants est le corollaire obligé de l’héroïsation des morts. C’est pourquoi on trouve, sculptés dans la pierre, des enfants déposant des couronnes de lauriers et que, chaque année, les écoles défilent solennellement devant le monument aux morts de leur commune. Par ailleurs, dans des pays comme la Belgique où l’importance du martyre est primordiale, la figure du soldat partage l’espace mémoriel avec celle du fusillé et du déporté. D’ailleurs, les patriotes belges fusillés par l’occupant recevront, dès 1919, des funérailles nationales dignes de véritables chefs d’Etat, alors que le Soldat Inconnu devra attendre 1922. Il n’y a donc pas, comme en France, de déni de mémoire à l’égard des souffrances subies par les civils en pays occupé. Cela dit, partout, le soldat mort reste le héros par excellence et la patrie, le sens même de cette Grande Guerre. D’ailleurs, les anciens combattants, les veuves et les orphelins revendiquent la reconnaissance des sacrifices consentis pour la Patrie et l’héroïsme qui y est lié : regroupés dans diverses associations dont l’ancrage local est important, ils jouent un rôle majeur dans les commémorations organisées autour de ces monuments.
Avec la signature du pacte de Locarno, en 1925, on entre dans une période de pacification des esprits, perceptible au plan international : le langage adopté par des hommes politiques tels que Briand, Chamberlain ou Stresemann, témoigne d’une réelle volonté d’apaisement qui passe par transformation des « cultures de guerre ». Par ailleurs, toute une littérature combattante, ainsi que des travaux dénonçant la propagande de guerre vont faire de 14-18 le symbole même de l’absurde. En une inversion presque totale des représentations de guerre lors du conflit, on se met à dénoncer la guerre comme une ignoble boucherie broyant la vie de millions de jeunes soldats et la propagande de guerre comme un gigantesque mensonge destiné à manipuler les sociétés belligérantes. Désormais, les sacrifices pour la Patrie et la haine de l’ennemi s’effacent devant les souffrances communes consenties pour mettre fin à toute guerre. Le soldat n’est plus ce guerrier conscient de défendre une cause sacrée contre l’infamie, mais une victime héroïque qui participe à l’avènement d’un monde sans guerre : la Grande Guerre n’est plus que la « Der des Der ». Certains soldats, les fusillés pour l’exemple, qui avaient été exclus de la mémoire pourront alors être réhabilités. Tandis que les atrocités de guerre comme les responsabilités nationales sont passées sous silence. Au total, si la démobilisation culturelle reste superficielle, malgré les efforts des politiques et des mouvements pacifistes, le sens de la guerre sera profondément transformé et les mémoires, fragmentées.
Dès lors, les souvenirs de 1914-1918 joueront un rôle ambigu, voire contradictoire, dans la Seconde Guerre mondiale. Il est clair que l’exode massif des populations belges et françaises en mai 1940 s’enracine dans la mémoire des massacres d’août 1914. Il est également clair que les dénonciations des exagérations de la propagande de guerre durant l’entre-deux-guerres a permis de semer le doute dans les populations occupées du second conflit mondial et de briser ainsi tout consentement de ces sociétés à la guerre. D’ailleurs, les mouvements collaborationnistes utiliseront cette mémoire de la guerre absurde et vaine pour justifier leurs positions: le maréchal Pétain, par exemple, ne fait-il pas tout pour éviter les souffrances inutiles et bâtir le monde nouveau rêvé par ceux de 1914-1918 ? Mais, à l’inverse, nombre de résistants de la Deuxième Guerre mondiale se réclament de la mémoire des héros de la Première Guerre dont ils se veulent les dignes héritiers. En témoignent, par exemple, l’importance de ce thème dans la presse clandestine française ou belge, ainsi que l’engagement d’anciens combattants et de leurs enfants dans la résistance : il s’agit, à nouveau, de défendre la patrie piétinée par un ennemi irrémédiablement mauvais. Ainsi, à la figure du maréchal Pétain, s’oppose celle du général De Gaulle. Au lendemain de la guerre, les résistants des pays d’Europe occidentale seront héroïsés dans la foulée de leurs glorieux prédécesseurs et les monuments aux morts de 1914-1918 serviront bien souvent à perpétuer le souvenir des morts de 1939-1945.
La Première Guerre mondiale a donc offert les cadres mémoriels qui serviront – dans un premier temps, du moins – pour la suivante. D’ailleurs, l’expérience particulière de la Seconde Guerre mondiale peine tout d’abord à trouver ses propres expressions mémorielles : les monuments abstraits à la mémoire de la Résistance et des Victimes de la guerre témoignent autant de la difficulté à dire l’innommable que de la volonté d’en garder la mémoire. Toutefois, incontestablement, le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale finira par occulter le souvenir et la signification de la précédente : désormais, nul ne peut plus ignorer que 1914-1918 ne fut pas la « Der des Der »…